Bernard Minier: Art, violence et braille

A l’occasion de son passage à Bruxelles pour la présentation de son dernier roman Les effacées, Bernard Minier a accordé une longue interview au Festival Nuit blanche du Noir.

Nuit blanche du Noir : Notre lecture de votre roman Les effacées a été traversée, comme  une sorte de fil rouge, par les vers d’Antonio Machado écrits pendant la guerre civile d’Espagne : « Españolito que vienes al mundo, una de las dos Españas ha de helarte el corazón ». (Petit Espagnol qui viens au monde, une des deux Espagnes doit te geler le cœur).  Ce roman serait-il celui de la dualité, de la bipolarité toujours présente de la société espagnole ?

Bernard Minier : Oui, complètement. Les vers de Machado sont magnifiques. Mais ils peuvent s’appliquer à bien d’autres pays que l’Espagne. Je ne parle pas que de l’Espagne. Je m’adresse aussi à la France, la Belgique ou l’Allemagne… C’est un miroir que je tends aux autres sociétés. Un artiste doit dire ce qui va mal mais il ne doit pas mentir sur ce qui va bien. Aujourd’hui, d’un côté on a les ultra riches qui sont de plus en plus riches et de l’autre des petites gens qui ne sont pas de plus en plus pauvres (il y moins de pauvres en France qu’il y a 40 ans, par exemple) mais qui sont plus faibles. Cette bipolarité que vous évoquez me fait penser à ce que disait Romain Gary dans un entretien au cours des années soixante :  il évoquait l’idée que la société de consommation  est une société de provocation. Il y a un tel étalage des richesses, partout et tout le temps, de jour comme de nuit, un bombardement permanent de luxe qui vient frapper des populations qui n’ont pas les moyens de se l’offrir. Gary ajoutait que cela entretient un état permanent de frustration, de manque, de dépossession qui ne peut déboucher par moments que sur de la violence ou sur d’autres moyens mis en œuvre pour s’approprier ces biens que ces gens ont sous les yeux et ne savent pas s’offrir. Je trouve que c’est encore plus vrai aujourd’hui que ça ne l’était au moment où Gary faisait ce constat : il y a un étalage indécent du luxe dans la rue, à la télé, sur les réseaux sociaux, sur instagram, partout !

Nuit blanche du Noir : C’est ce qui fait que Lucia est vraiment déchirée entre ces deux sociétés, celle où elle voudrait enquêter et celle où on l’oblige à enquêter.

Bernard Minier : Lucia, en effet, est presque schizophrène. Au début du livre, elle enquête, en Galice, sur des femmes qui disparaissent. Ce sont ces femmes qui se lèvent très tôt, bien avant tout le monde, pour faire en sorte que la société soit en place quand les autres  se réveillent. Et un homme les kidnappe sur le chemin du travail. C’est là qu’on demande à Lucia de revenir en urgence à Madrid pour enquêter sur le meurtre de Marta Millan une « ultra riche » qui possède l’une des plus grandes fortunes d’Espagne. Et j’ai construit ce personnage en m’inspirant de quelques figures réelles de la haute société espagnole.  Donc Lucia est partagée entre ces deux enquêtes. Par son tempérament mais aussi par son statut socio-professionnel, elle voudrait d’abord enquêter sur les femmes disparues de Galicie, mais on lui dit que la priorité, ce sont les riches ! Evidemment, cela dit quelque chose de nos sociétés, parce qu’il s’agit ici d’une fiction mais  je suis persuadé que, dans la réalité, c’est ce qu’on lui imposerait aussi.

Nuit blanche du Noir  : La dualité homme/femme aussi est bien présente dans votre roman.

Bernard Minier : Je nuancerais votre propos. Je n’ai pas tout à fait la même vision. Il faut quand même admettre que, sur ce sujet, l’Espagne a considérablement changé et évolué depuis que j’ai commencé à y aller quand j’avais 15 ans ! Par exemple, dans le combat contre la violence faite aux femmes, l’armement juridique dont on dispose là-bas est bien plus important qu’en France. De nos jours, la société espagnole est moins machiste même s’il reste énormément à faire. J’ai étudié de nombreux témoignages de femmes qui travaillent, comme Lucia, pour la Guardia civil. Et , il y a quelques années, quand elles rejoignaient ce corps, elles étaient considérées comme des incapables et cantonnées à des rôles subalternes. Comme pour Lucia. Pourtant, en 2024, une femme qui entre dans la Guardia civil a des revendications sur son congé maternité, sur l’égalité de traitement, et sur bien d’autres choses. Et il y a une Charte qui garantit leurs droits.  Donc, 30% du personnel de la Guardia civil sont désormais des femmes! Pourtant cette institution était à la base le « bras armé » de Franco, elle est restée longtemps vraiment archaïque, réactionnaire et très traditionnaliste. Or, même là les choses ont considérablement changé. L’Espagne d’aujourd’hui n’est plus l’Espagne d’hier. Mais ces changements ont été progressifs. Et les nouvelles générations espagnoles n’ont plus rien à voir avec celles des années 70 ou 80. Par exemple, une autre question importante c’est celle de la transexualité. Les débats qui commencent seulement en France sont dépassés depuis longtemps en Espagne. La transexualité est entrée dans les mœurs des jeunes générations.

Nuit blanche du Noir  : Vous ne cachez pas votre intérêt pour l’art, en particulier de la Renaissance et du 17ème. Et d’ailleurs, dans le premier volume consacré à Lucia, le tueur en série s’inspirait de peintures de la Renaissance pour mettre en scène ses victimes. Mais dans ce roman vous abordez l’art contemporain. Pour cette population de riches, à l’opposé des effacées qui tentent de survivre, aimer cette forme d’art et ses excès n’est-ce pas une manière de SUR-vivre ?

Bernard Minier : J’en suis venu à parler d’art contemporain dans Les effacées parce que je suis allé à Cuenca dont la ville haute perchée sur un piton, avec ses maisons suspendues  – les casas colgadas – est extraordinaire. Et l’un de ces casas colgadas est un musée d’art abstrait. Je ne connaissais absolument rien à l’art contemporain espagnol alors qu’il y a des artistes très importants dans la seconde moitié du XXème siècle  comme Fernando Zóbel , Antonio Saura, Luis Feito, Gustavo Torner et d’autres. Ils sont connus en Espagne mais quasiment pas en France, à part Antoni Tàpies. C’est dans ce musée d’art abstrait de Cuenca que m’est venu cet intérêt pour cette forme d’art contemporain espagnol qui s’exporte à travers le monde entier. J’avais envie de situer quelques scènes dans ce merveilleux petit musée  et de parler d’art aussi, accessoirement. Et effectivement, qui achète aujourd’hui ces artistes dont les œuvres atteignent des sommes stratosphériques ? Les ultras riches ! Parce que c’est une forme d’investissement pour eux. Ils ont des conseillers pour ça parce qu’ils n’y connaissent rien, bien entendu. Et SUR-vivre  je trouve la formule très jolie. Il y a une réflexion d’un personnage qui dit qu’au fond si ces gens se piquaient seulement de culture, il leur « suffirait » de lire Tolstoï, Flaubert, Dostoïevski ou Shakespeare. Mais ce qu’ils veulent, en réalité, c’est posséder ce que les autres ne peuvent pas avoir. Or les œuvres de Shakespeare ou de Flaubert, on peut les acheter n’importe où en format de poche pour moins de 10 euros ! Donc ils achètent un ridicule et hideux lapin en métal de Jeff Koons qui vaut 91 millions de dollars ! C’est une façon de se différencier.

Nuit blanche du Noir : De se différencier mais aussi d’aller jusqu’au bout des sensations en participant à des performances artistiques très hard, par exemple ?

Bernard Minier : C’est encore un autre courant artistique dont s’inspire un personnage  du roman : l’actionnisme viennois, qui est apparu dans les années 60 pour se terminer au début des années 70, et qui est l’un des plus radicaux de tous les temps, en tous cas de l’art contemporain. Il est d’une grande violence par sa volonté de réintroduire le réel dans la performance. Les artistes voulaient se confronter à la réalité à la fois psychiquement et physiquement. Il y avait déjà eu les expériences de Yves Klein, qui avait utilisé le corps non plus comme modèle mais comme outil, avec ses empreintes de femmes nues, par exemple. Mais les artistes viennois sont allés encore plus loin : le corps est devenu matériau. Et de façon insoutenable. Ils écorchaient des animaux morts, couvraient des personnes volontaires de boue, de sang, de viscères… Certains pratiquaient l’automutilation ou buvaient leur propre urine. Ils voulaient à la fois provoquer le scandale et « choquer le petit bourgeois autrichien » , parce que , contrairement à l’Allemagne qui a finit par faire son devoir d’inventaire après la seconde guerre mondiale, L’Autriche a totalement refoulé cette période-là de son histoire. Les artistes de l’actionnisme viennois sont un peu les héritiers de Kokoschka ou d’Egon Schiele parce que, en Autrice au XXème siècle, il y a toujours eu cette volonté de choquer la bourgeoisie. En littérature, Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek ont fait un peu la même chose. C’est cette radicalité et cette violence qui m’intéressaient et comme j’allais parler d’art contemporain, ce courant extrêmement violent correspondait à ce que je voulais dire. Donc, j’ai imaginé un artiste qui essaye, en quelque sorte, de renouer avec ce mouvement artistique ultra violent et radical.

Nuit blanche du Noir  : N’est-ce pas terrible de montrer  que, aussi bien  du côté des effacées que  du côté des très riches, c’est la violence qui donne un sens à l’existence de certains ? J’existe par la violence !

Bernard Minier : C’est exactement ça. J’existe par la violence. Et en plus ici, on a une violence particulière puisque que le message « Tuons les riches ! » va fuiter et devenir viral sur les réseaux sociaux. Cela pose la question de la violence à laquelle nous sommes confrontés tous les jours sur les réseaux en ce moment. Il y a des mouvements très violents un peu partout. Cela me fait penser à l’anthropologue et philosophe français René Girard qui parlait de violence mimétique, c’est-à-dire une violence imitatrice d’une autre violence. Ce type de violence rassemble une communauté, un groupe, une secte, voire une nation entière contre un ennemi commun, choisi de façon plus ou moins aléatoire. Dans mon roman, le bouc-émissaire ce sont les riches. Cela tombe sur eux à cet instant précis mais cela aurait pu tomber sur n’importe quel autre groupe. Les juifs, les musulmans, les vieux, les ecclésiastiques ou les autres en général …  La violence c ’est le sujet qui traverse tous mes romans.

Nuit blanche du Noir  : Impossible de conclure cet interview sans vous demander pourquoi vous portez cette jolie casquette rouge ?

Bernard Minier : Je suis le parrain de l’association CTEB, Centre de Transcription et d’Edition en braille, la principale association française qui réalise des livres en braille, des relevés bancaires, la signalétique pour les lieux publics, des programmes de festivals comme Avignon, et beaucoup d’autres choses . C’est un combat que je mène depuis peu, parce que, à l’ère des livres audio, des logiciels de vocalisation ou de dictée, de ces outils qui, certes, changent en bien la vie des mal-voyants, connaître le braille reste indispensable pour toute une série d’activités de la vie quotidienne : prendre des notes en classe, identifier sa boite de médicament ou se déplacer dans les lieux publics… Et le livre audio n’apprend pas à écrire, n’apprend pas l’orthographe. Le braille, oui. Il apprend à construire une phrase, une pensée. Donc, tous ces logiciels semblent bien être une menace pour le braille, alors que le déclin du braille condamnerait à l’illettrisme toute une frange de la population. Il y a de moins en moins de gens qui l’apprennent et c’est dramatique. J’ai eu la chance de porter ce combat à la télévision française où j’ai pu débattre avec notre ministre de la culture, Rachida Dati, qui a bien compris, je crois, l’importance du braille et qui a décidé de prendre le dossier en mains. J’espère que les pouvoirs publics vont aider l’association ! On ne peut qu’attendre et espérer ! Et on peut aussi trouver le CTEB sur internet ( Centre de Transcription et d’Édition en Braille) et faire des dons parce qu’un livre en braille coûte très cher et la vente au prix unique du livre  ne couvre pas les frais de réalisation. C’est un geste important.

Les effacées. 2024. XO Editions.

Interview pour le Festival Nuit blanche du Noir: Christine Defoin
Le bandeau est la traduction en braille du titre de l’article :Bernard Minier: Art, violence et braille

Zobel, Saura, Feito, Torner, Tápies, Schiele, Kokoschka…

Ce texte est soumis à la loi sur la reproduction. Autorisation à demander à inculq@gmail.com . Pour une lecture aisée, ce texte n’est pas genré.

Publié par Nuit blanche du Noir

Festival des littératures de Mons (Belgique)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.