Noirceur des oeuvres d’art

Ce dimanche 6 avril 2025, les Dames du polar se sont retrouvées au Musée des Beaux-arts de Lyon, pour assiter à une « lecture » d’une oeuvre d’art sélectionnée par un auteur ou une autrice. Cette année, Nicolas Lebel et Sophie Loubière se sont livrés à l’exercice avec brio.

En choisissant de nous parler de la sculpture Caïn et sa race maudits de Dieu de Antoine Etex, datée de 1832-1839, Nicolas Lebel fait un choix logique, dans le cadre de Quais du polar: évoquer le  premier meurtre, le premier fratricide, puni sur toute sa lignée. Ne sommes-nous pas les descendants de cette première image du mal humain?

Nicolas Lebel rappelle le mythe fondateur d’Adam et Eve chassés du paradis terrestre après la faute originelle. Dans le chapitre 4 du livre de la Genèse, il est dit que Caïn et Abel sont les deux fils d’Adam et Ève. Caïn, le premier-né et probablement celui qui jouissait du statut d’élu aimé par sa mère, était cultivateur et son cadet, Abel, était berger. Lorsque les deux frères accomplissent des sacrifices en offrande à Dieu – Jéhovah – il préfère le sacrifice d’Abel (un des premiers nés du troupeau) plutôt que celui de Caïn, ce qui tourmente ce dernier.

Dieu demande alors à  Caïn pourquoi il est si sombre et Caïn exige en retour de savoir pourquoi il a préféré le sacrifice d’Abel. Dieu répond qu’Abel aurait sacrifié avec foi et Caïn avec réticence. Il demande à  Caïn de faire un effort pour gérer sa jalousie. Mais, incapable de se maîtriser, Caïn assassine Abel. Dieu le maudit et le punit en le condamnant à une vie d’errance. Caïn et sa famille  deviennent des vagabonds sur la terre. Et comme si ce n’était pas suffisant, Dieu le marque pour que personne ne le tue jamais.

Cette condamnation de Caïn a été utilisée par de nombreux auteurs, car Caïn ne peut échapper à son châtiment. Ainsi, Victor Hugo choisit de montrer  la peine perpétuelle à laquelle est soumis Caïn. Dans son poème intitulé La conscience (voir texte complet ci-dessous), Caïn ne cesse de voir un œil qui lui rappelle constamment son acte et qui suggère à Hugo les vers universels :

Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

En  1857, dans  le poème  Abel et Caïn (voir texte complet ci-dessous), Baudelaire met en scène un Caïn plus politique. La race de Caïn désigne les  ouvriers, opprimés, et  la race d’Abel  les patrons, plantureux :

Race d’Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;
Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.

Certains se sont donc levés pour défendre Caïn. Car Dieu aurait été dur et inégal. Et pourtant, n’est-il pas censé être un dieu de bonté? En tant que premier humain, Caïn savait-il seulement ce qu’est la mort ? Peut-être  a-t-il frappé sans intention de tuer ? Cette approche du personnage de Caïn sera  reprise par divers mouvements politiques ou libertaires qui feront de lui un porte-drapeau  affranchi de l’autorité. Son côté positif devient plus important au fil du temps. Caïn serait-il, lui aussi, une victime injustement punie? Dans cette sculpture audacieuse qui a près de 200 ans, on peut donc voir, aujourd’hui encore, la figure de l’opprimé, des migrants en errance.

Enfin, plus récemment, pour d’autres auteurs, Cain serait le premier vampire, celui  qui se nourrit du sang de la terre. Et qui, à son tour, nourrit les textes du genre  fantastique et de  fantasy. Comme, par exemple, Le Prince de la brume (El principe de la niebla) un roman de fantastique de Carlos Ruiz Zafón, paru en 1993. 

Cette sculpture puissante, bien qu’étant une oeuvre de jeunesse de Antoine Etex, a été accueillie avec très grand succès et constitue une oeuvre importante du romantisme.

Sophie Loubière, elle, n’a pas choisi l’œuvre dont elle parle mais, par le plus grand des hasards, le tableau de Pierre Charles Comte, Le couronnement d’Inès de Castro en 1361, datant de 1849 et qu’on lui a proposé de commenter, correspondait à son dernier texte.

Au premier regard, sur la toile, on voit une femme très pâle, (mourante ?) assise sur un trône . Autour d’elle  on sent la peur, la tristesse, la sidération… 
En fait, la reine assise sur ce trône est morte depuis longtemps puisqu’il s’agit de représenter la légende d’Inès de Castro dont voici l’histoire.
Inès est née en 1325 à Coimbra (Nord du Portugal), d’une des familles les plus puissantes de Castille. A l’âge de 14 ans, elle est placée en tant que dame de compagnie de Constance de Castille promise à Pedro de Portugal, prince héritier de la couronne portugaise.

Pedro et Inés tombent  amoureux . Evidemment, le père de Pedro, Alfonso IV, désapprouve cette liaison. En effet, les proches d’Inès deviennent également amis de Pedro  et le « Clan des Castro » étend son influence. Certains pensent que leur amour va s’éteindre avec le temps. Ce n’est pas le cas. Donc, en 1344, Alfonso fait exiler Inès de Castro au château d’Albuquerque, en Espagne. Mais les deux amants entretiennent  une correspondance assidue.

L’épouse de Pedro, Constance, meurt en donnant naissance au futur roi Ferdinand I du Portugal. Devenu veuf, Pedro rappelle Inès à la Cour. Leur relation, hors mariage, donnera le jour à 4 enfants qui pourraient alors prétendre au Trône en cas de disparition de Ferdinand. De son côté, le « Clan des Castro » étend son pouvoir. Alfonso IV  ordonne alors  l’assassinat d’Inès.

Deux ans plus tard, Alfonso IV meurt et Pedro est couronné. Il annonce avoir secrètement épousé Inès sept ans auparavant. Cette annonce, confirmée par témoins, légitime sa descendance. Il fait alors déterrer le corps d’Inès, la revêt d’un manteau de pourpre, signe d’appartenance royale, et l’assoit sur le trône du Portugal, obligeant toute la Cour à venir lui baiser la main. Les assassins sont poursuivis et deux d’entre eux sont capturés. Le Roi exigera qu’on leur arrache le cœur de la poitrine tandis qu’il assiste à la scène lors d’un banquet.

De nouvelles funérailles sont organisées pour Inès. Deux splendides tombeaux sont construits côte à côte au monastère d’Alcobaça. Selon la légende, ils pourront se regarder dans les yeux lors de leur réveil pour le jugement dernier. (D’après le blog de Luisa Paixao )

Ainsi, à la deuxième lecture, lorsqu’on connaît cette histoire, la scène et les visages sont très différents de la première approche. Alfonso a commis un véritable féminicide politique et Pedro en est devenu fou.

Il s’agit ici d’un épisode apocryphe de l’histoire du Portugal mais le thème de ce couronnement morbide est choisi par le peintre Pierre Charles Comte, alors en début de carrière, pour provoquer et se faire remarquer par cette œuvre provocatrice afin d’installer sa réputation. A bien y regarder, cette toile, comme un premier roman dans lequel on veut tout mettre, est surchargée de détail empruntés à l’histoire d’Inès et Pedro. 

Dans son dernier ouvrage, Une Minute de silence, Sophie Loubière enquête sur les raisons de la fameuse minute de silence respectée le 17 novembre 2008, à l’Assemblée nationale, en hommage à Jean-Marie Demange, député de la neuvième circonscription de Moselle. Alors que, quelques heures plus tôt, l’ancien maire de Thionville a tué son ex-maîtresse, Karine Albert, d’une balle dans la tête, avant de retourner l’arme contre lui ! Mais à cette époque, on ne parlait pas encore de féminicide, ni de violences faites aux femmes. Etrange parallèle donc entre le tableau et le texte de 2025.

La ruche . Nicolas Lebel. J.C. Lattès, Le masque. 2025.

Une Minute de silence, L’affaire Jean-Marie Demange ou la dérive meurtrière d’un député sous la V République. Sophie Loubière . Edition Dark Side, collection D’après une histoire vraie. 2025 .

Vous trouverez ces livres chez votre libraire habituel, évidemment ! Sinon, commandez-les sur Librel, le site des libraires francophones indépendants de Belgique.

Ce texte est soumis à la loi sur la reproduction. Autorisation à demander à inculq@gmail.com . Pour des raisons de lisibilité, ce texte utilise le masculin dit «générique » pour désigner des ensembles mixtes. Il n’est donc pas genré.

Textes:

Abel et Caïn
Charles Baudelaire,  Les Fleurs du mal, 1857

I

Race d’Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.

Race d’Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !

Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?

Race d’Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;

Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.

Race d’Abel, chauffe ton ventre
À ton foyer patriarcal ;

Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !

Race d’Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.

Race de Caïn, cœur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.

Race d’Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !

Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.
II

Ah ! race d’Abel, ta charogne
Engraissera le sol fumant !

Race de Caïn, ta besogne
N’est pas faite suffisamment ;

Race d’Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l’épieu !

Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu !

La conscience
Victor Hugo, La Légende des siècles 1853

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’oeil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit :  » Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Publié par Nuit blanche du Noir

Festival des littératures de Mons (Belgique)

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