Entretien avec Bernard Minier: Quand la fiction menace le réel

Lors de son passage en Belgique pour présenter H son dernier roman paru chez XO et dont nous vous avons déjà parlé ici, Bernard Minier a accordé au Festival Nuit blanche du Noir, une interview très intense à propos de la façon dont son roman reflète un état du monde inquiétant.

Nuit blanche du Noir : Ce roman est-il celui du moment où Servaz est vraiment fatigué de la noirceur du monde ?

Bernard Minier :Oui, vous avez raison. Je n’ai pas de plan de carrière mais ce roman est peut-être un roman de transition, Servaz est peut-être en train de basculer vers autre chose. Je ne sais pas vraiment vers quoi. Mais je sens bien ce moment de bascule dans sa carrière et dans le personnage. Et dans sa façon d’appréhender le monde. En même temps, Servaz vieillit, l’auteur et les lecteurs vieillissent, le temps passent et les choses changent.

Nuit blanche du Noir : N’y a-t-il pas aussi chez lui une nouvelle et terrible prise de conscience plus profonde de la déliquescence du monde ?

Bernard Minier : Il n’aura échappé à personne que nous sommes dans une période de très grands bouleversements. Tous nos repères sont en train d’être pulvérisés. Pendant quelques décennies, les gens de ma génération avaient vu le monde évoluer, changer mais à son rythme. Tout à coup, nous vivons une accélération qu’on n’avait pas imaginée et qui va laisser l’humanité sur place. Pour moi, ce qui se passe en ce moment n’existait que dans les romans de science-fiction ou dans les dystopies.

Nuit blanche du Noir : Ce glissement général semble se retrouver jusque dans le principe de l’enquête .

Bernard Minier : Exactement. Servaz et son équipe ne sont plus les seuls à enquêter puisque les internautes enquêtent, un présentateur de talk-show et un écrivain aussi. Il y a plus de 20 ans, Georges Steiner disait déjà que ne pas tenir compte des développements de la science et de la technique, négliger leur contrecoup sur les ressources physiques et mentales, c’était s’abstraire du monde contemporain. Que dirait-il aujourd’hui ? On ne peut plus faire abstraction des bouleversements que  la science, la technique et les apprentis sorciers, y compris en politique, sont en train de provoquer dans le monde. Dans ce roman, on voit l’installation du chaos.

Nuit blanche du Noir : Désormais, tout le monde sait, tout le monde prend la parole.

Bernard Minier : Voilà ! Tout le monde a la parole, tout le monde a un avis sur tout, tout le monde enquête, il n’y a plus de hiérarchie, plus de repères.  

Nuit blanche du Noir : Il y a dans ce roman une sorte de jeu de miroir, un rapport dichotomique au  monde : la parole et les  mots .

Bernard Minier : En effet, plusieurs chapitres portent comme titre « les mots » ou « paroles ». Et d’ailleurs, toutes les têtes de chapitres sont des titres de livres. Donc que reste-t-il de solide ? Sur quoi peut-on s’appuyer ? En ce moment, les mots sont attaqués de toutes part. De l’autre côté de la Méditerranée, on a mis un écrivain en prison ; en Russie, Artyom Kamardin, un poète, a été condamné à sept ans de prison pour avoir lu un poème anti-guerre ; en Iran, le  poète et cinéaste iranien Baktash Abtin, critique du régime de Téhéran, est mort en prison après y avoir contracté le Covid-19 ; aux Etats Unis, le Pen America a recensé 6 000 interdictions de livres en un an, surtout en Floride et au Texas, … Cela prouve que les livres sont importants. Parce que s’ils ne l’étaient pas, on ne s’attaquerait pas aux écrivains, on ne les mettrait pas en prison. Qu’est-ce qui reste dans ce monde où tout est immédiateté, instantanéité, sans repères ? Il reste la permanence de l’écrit, des livres, des gens qui prennent le temps d’y analyser ce qui se passe, de rendre du recul. Pas ces gens qui sont emportés par le tourbillon des réseaux sociaux  où tout est temporaire, spontané, immédiat, obtenu en deux clics. Il manque la sagesse des livres, des textes.

Nuit blanche du Noir : Que dire alors du personnage d’Emmanuel Sachs, qui est écrivain ?

Bernard Minier : Il incarne la permanence de l’écrit. Mais, il est fasciné par le true crime. Et c’est le sujet du livre : comment séparer la réalité de la fiction quand tout devient fiction, spectacle. Aujourd’hui, même le true crime s’autorise une dose de fiction à travers le docu-fiction, ce qui est quand même une belle contradiction dans les termes. Le documentaire est censé parler de la réalité et on s’autorise à y injecter une dose de fiction. Fiction et réalité s’entremêlent. Les mots instantanés écrits sur les réseaux sociaux s’opposent aux mots permanents  écrits dans les livres. La frontière s’est abolie entre réalité et fiction, entre le mot et la chose,… Où est le sol solide sur lequel on peut s’appuyer ? Nous sommes dans un monde de chaos, d’entropie, fugitif, un monde d’impermanence. Tout est volatile, tout est amené à être immédiatement remplacé. Et Servaz se débat là-dedans pour mener son enquête.

Nuit blanche du Noir : Les implications sociales et sociétales sont catastrophiques.

Bernard Minier : Je me pose beaucoup de questions pour les nouvelles générations. Par exemple, Gustav reçoit son premier téléphone portable et soudain en fait un usage déviant qui se retourne contre lui. C’est un enjeu terrible pour ces générations qui ont un téléphone dès leur plus jeune âge, qui sont sur leur écran et ne reçoivent que telle ou telle information. Quel genre d’adultes seront-ils dans vingt ans ? Ils n’auront plus la lenteur de l’analyse.

Nuit blanche du Noir : La famille devrait rester l’élément stable, la référence, et pourtant les fratries , les familles, le rapport au père  qui sont présentées ici en déconstruction .

Bernard Minier : A ce sujet, il y a un chapitre central dans le roman, c’est celui qui décrit le réveillon de Noël. La famille du journaliste est réunie mais ce qui compte ce sont les apparences. Dans ce nouveau couple en train de se former  entre Samira Chang et Bogdan, on parle de religion pendant le réveillon. Chez Servaz , on échange des cadeaux mais  le noyau familial qui devrait être pôle de stabilité  ne l’est même plus, il a explosé. Et quant à la famille, elle est dysfonctionnelle, c’est la famille dans toute son horreur.

Nuit blanche du Noir : Le jeu sur les apparences semble en effet  plus prégnant dans ce roman-ci, par la structure de l’intrigue d’abord mais aussi dans le fonctionnement de l’existence telle qu’elle  devrait nous structurer.

Bernard Minier : Justement. Aujourd’hui , tout est déstructuré. Le corps politique est déstructuré, le noyau familial est déstructuré. Il n’y a plus que des agrégats d’individus et on n’arrive plus à faire société, à faire sens. Pourtant, et sans vouloir spolier trop, le roman se termine malgré tout sur une petite note positive. Servaz doit reconnaître qu’il a pu s’appuyer sur son groupe d’enquête, sur son noyau familial reconstitué, qui sont peut-être les seuls socles solides dans ce monde où tout change et explose.

Nuit blanche du Noir : A la page 491, vous écrivez une très belle phrase qui semble résumer le roman : Là où la fable et le folklore abolissent le réel.

Bernard Minier : C’est exactement le résumé du roman mais aussi de ce que nous sommes en train de vivre où tout est fiction. Dans un de ses livres La verdad de las mentiras : ensayos sobre literatura traduit par Albert Bensoussan  sous le titre La Vérité par le mensonge : essais sur la littérature, Mario Vargas Llosa présente vingt chefs d’œuvre littéraires du XXème siècle. Il y explique qu’une fiction c’est un mensonge, mais un mensonge qui essaye de dire la vérité. Aujourd’hui, tout est fiction et tout est mensonge. Les discours de Trump sont des mensonges absolus. Les discours de Poutine sont des mensonges absolus. Chez nous aussi on a des gens qui profèrent mensonges sur mensonges. Les théories complotistes, les fake news, les manipulations sur Internet, les contre-vérités… Le mensonge est partout. C’est effrayant. Mais il faut aussi regarder la petite lueur d’espoir à la fin du roman  où le lecteur aura droit à deux beaux twists !

Nuit blanche du Noir : En fin de compte, Servaz serait-il une mythologie à la manière de Barthes ?

Bernard Minier : (rires) Non , je ne crois pas. Servaz, c’est ma mythologie personnelle. Mais tout bien considéré, il commence à se construire  quelque chose de l’ordre du mythe autour de lui, en effet.  Et c’est magnifique ce qui se passe autour de ce personnage ! Avoir réussi à construire un personnage qui dure et auquel mes lecteurs et mes lectrices sont tellement attachés, par ses failles, par son intégrité, c’est formidable, c’est un accomplissement. Même si Servaz n’est pas un surhomme comme Bob Morane, le héros de mon enfance !

Nuit blanche du Noir : Pour conclure, le roman noir de la déliquescence, le roman noir des apparences, le roman noir de la fiction mensonge,… où se situent vraiment les rapports de force ?

Bernard Minier : Très clairement entre les géants de l’internet, dont on a vu récemment qu’ils se sont rangés tous, comme un seul homme, du côté obscur de la force, et le peuple. Car on sent bien que tous ces géants veulent décider à notre place et nous  imposer leur monde ultra connecté, technologique, voyeuriste, exhibitionniste, malgré nous. Il faudra donc résister. Sinon, c’en sera finit de la démocratie, de la liberté et de beaucoup d’autres choses. Ce sera le meilleur des mondes de Huxley. On aura l’impression d’être heureux mais on sera prisonnier.

Interview et synthèse Christine Defoin.

Vous trouverez H chez votre libraire habituel, évidemment ! Sinon, commandez-le sur Librel, le site des libraires francophones indépendants de Belgique.

Ce texte est soumis à la loi sur la reproduction. Autorisation à demander à inculq@gmail.com . Pour des raisons de lisibilité, ce texte utilise le masculin dit «générique » pour désigner des ensembles mixtes. Il n’est donc pas genré.

Publié par Nuit blanche du Noir

Festival des littératures de Mons (Belgique)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.