Vague d’ouest, vague du nord

Il n’y a pas si longtemps, j’étais à Quai du polar de Lyon et j’attendais le début d’une rencontre au cours de laquelle Arturo Pérez Reverte devait prendre la parole. Par le plus grand des hasards, j’ai entamé la conversation avec une dame charmante, Isabelle, habituée du festival, avec qui j’ai – évidemment – parlé… polar. Et en particulier des auteurs nordiques, islandais, norvégiens ou suédois qui composent aujourd’hui l’essentiel de la production. Au bout d’un moment, Isabelle a évoqué le festival de 2015 avec une sorte de nostalgie. Cette année-là, Quai du polar avait consacré une large place aux écrivains venus des Amériques et, en particulier, des écrivains latino-américains. Vivant une partie de l’année en Guadeloupe et une autre au Mexique, Isabelle portait grand intérêt aux auteurs cubains ou mexicains et s’était réjouie de pouvoir rencontrer des grands noms du polar de ces régions qu’elle connaît bien.
Cette conversation très enrichissante avec une inconnue qui, peut-être, là où elle est maintenant, lira ces lignes puisque je lui ai parlé du blog du festival Nuit blanche du Noir, a fait resurgir en moi une foule de souvenirs. Il y a longtemps, bien avant l’immense vague noire glacée venue du nord, une énorme vague noire avait traversé l’océan Atlantique et déferlé sur l’édition française, imposant, avant Mankell, Nesbö ou Indridasson, la reconnaissance du polar comme genre littéraire. Cette vague venait d’Amérique latine et amenait avec elle des récits qui nous faisaient découvrir México, La Havane, Buenos Aires, Bogota ou les forêts tropicales.
Avant cela, le Boom, courant littéraire des années 60-70, avait submergé la littérature latino-américaine et influencé toute sa production avant de conquérir l’Europe qui irait jusqu’à lui inventer un nom, le réalisme magique, orientant ainsi complètement sa vision du continent. Luis Sepúlveda qui, au demeurant, reconnaît l’héritage direct du réalisme magique, aime à raconter que les éditeurs européens qui recevaient ses manuscrits à l’époque voulaient savoir à la manière de qui il écrivait : Mario Vargas Llosa? Alejo Carpentier ? Cortázar? Carlos Fuentes? Gabriel García Márquez? Donoso?
Les auteurs qui vont caractériser la génération du post-boom fustigent différents aspects de l’œuvre de leurs prédécesseurs : oubli de l’acte de raconter, oubli d’une histoire qui passionne au lieu d’ennuyer, oubli de la réalité sociale et économique du continent… Pour passer du réalisme magique à la magie de la réalité, unir histoire et critique, témoigner sur la situation d’une société, la questionner et même intervenir sur elle avec une perspective néanmoins littéraire, il faut choisir un genre qui soit, comme le définira Manchette, un « roman d’intervention sociale violente ». C’est le polar. Avec Días de combate publié en 1976, Paco Ignacio Taibo II – historien et écrivain – fonde la neopoliciaca latinoamericana , le polar latino américain. Avec son héros, le détective paumé Hector Belascoarán, nous marchons dans México D.F. pour retrouver un étrangleur mais aussi pour rencontrer la misère d’une ville tentaculaire et tenter d’en comprendre les dédales.
En Europe, au début des années 80, la mode du boom s’estompe de la même manière, et c’est la movida espagnole qui attire tous les regards avec, en tête de file, un certain Manuel Vázquez Montalbán auteur de … polar. Son détective Pepe Carvalho devient le voyeur d’une société en mutation et le témoin direct d’une époque dont il peut dévoiler toutes les vicissitudes. La porte de l’Europe s’ouvre aux écrivains de polar latinos qui, évidemment, s’y engouffrent. Des noms? Paco Ignacio Taibo II (Mexique), Mauricio-José Schwartz (Mexique), Andrés Ruiz (Mexique), Leonardo Padura (Cuba), Javier Morán (Cuba), Justo Vasco (Cuba), Jesús Díaz (Cuba), Lorenzo Lunar (Cuba), Daniel Chavarría (Uruguay), Horacio Castellanos Moya (Salvador), Daniel Quirós (Costa Rica), Santiago Gamboa (Colombie), Ernesto Mallo (Argentine), Juan Sasturain (Argentina), Rolo Díez (Argentina), Juan Belmonte (Argentina), Diego Trelles Paz (Pérou), Luis Sepúlveda (Chili) évidemment, et bien d’autres…! En 2015, à Lyon, beaucoup étaient là.

La réalité désastreuse des dictatures de l’Amérique latine, tant du point de vue humain que socioéconomique, était omniprésente dans leurs romans. Aujourd’hui, les dictatures ont laissé la place à la violence des nationalismes, de certains groupes et d’entreprises supra-nationales. La réalité est de plus en plus noire et violente, mais sous d’autres formes. Et les écrivains continuent à la raconter pour dénoncer. En 2015, Françoise et Michel DUBUIS* notaient, cependant, que « la littérature latino-américaine a longtemps été l’image de l’engagement politique, mais à présent c’est la désidéologisation qui domine ; le lecteur ne veut plus que le romancier lui impose une pensée. »

Le roman nordique est-il si différent du roman policier latino-américain ? Pas si sûr. D’un côté comme de l’autre, la justice ne trouve pas toujours sa place et, pour le détective ou l’enquêteur, le policier peut parfois devenir une menace dans des structures corrompues. Mais la plupart du temps, dans les récits latinos, c’est l’État corrompu qui autorise le crime et génère une violence extrême, sociale, politique ou criminelle. Chez les nordiques, la violence est générée aussi par l’appareil d’état ou la société mais de façon déguisée, sournoise, plus « politique » et, plus souvent encore, elle vient des folies individuelles ou de la criminalité maffieuse du profit. Ce qui reste malgré tout surprenant dans le chef de sociétés érigées en modèle d’efficacité, de bien-être et de démocratie. Comme si, en fin de compte, l’être humain portait en lui, génétiquement, assez de noirceur pour inspirer toutes les formes de polar.

Christine Defoin

Les textes de auteurs cités dans cet article sont accessibles sur Librel le portail des libraires numériques de Belgique.
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*http://www.espaces-latinos.org/archives/28542


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