
Dans le cadre des Quais du polar 2021, une rencontre animée par Eric Libiot, réunissait Céline Denjean, Franck Thilliez et Bernard Minier autour du personnage récurrent. Ces pointures du polar français ont livré quelques recettes bien utiles si, vous aussi, vous voulez construire un personnage voué à une longue vie littéraire.
Et d’abord… n’y pensez pas! Car, très vite, les intervenants précisent que leur personnage n’avait pas vocation initialement à revenir dans plusieurs romans. Mais, devant le succès, la question de la suite se posait. Pourquoi ne pas investir plus dans le personnage d’Eloïse Bouquet, s’est dit Céline Denjean. Quant à Franck Thilliez, c’est pour répondre à la demande formulée par les lecteurs lors des rencontres qu’il a remis son flic en selle alors qu’il ne l’avait créé que pour une seule histoire. Bernard Minier, lui, avait « simplement » besoin d’un flic ou d’un gendarme pour la scène du cheval qui ouvre Glacé, son premier roman. Ce n’était qu’une silhouette. Qu’il a épaissie ensuite : son goût pour la musique de Mahler, ses citations latines… C’est devenu Servaz ! Qui évolue. Et qui ne sera pas dans le prochain roman de Minier !
Les noms sont très importants, évidemment. Bernard Minier considère qu’ils construisent une image mentale chez les lecteurs. Par exemple, Servaz évoque le verbe servir, ce qui est l’obsession de son métier de flic. Minier voulait aussi un nom en deux syllabes. Et il a préféré la finale –az plutôt d’origine savoyarde alors que les romans se situent dans les Pyrénées. Céline Denjean voulait un nom qui fasse contraste avec la femme, dure, sèche, dirigiste qu’est son personnage, un nom qui sonne de manière douce par rapport au tempérament dEloïse. Pour Franck Thilliez (qui, soulignons-le, porte le même prénom que son personnage Franck Sharko !) c’est presque l’inverse : Sharko fait penser à shark, le requin, le prédateur, et Sharko est en effet une masse qui fonce, qui traque. Sharko c’est aussi une prononciation rugueuse. Les noms restent, marquent l’imaginaire du lecteur. Ils sont essentiels.
La construction du personnage est progressive. Franck Thilliez pense à ce qui différencie Sharko des autres, aux raisons pour lesquelles il fait son métier de flic, sa psychologie, son comportement quotidien, son attitude face au crime. Tantôt il le dit, tantôt, il le suggère. Mais il faut pouvoir gérer tous les aspects du personnage. Par exemple, si Sharko adopte un chien, Thilliez est obligé de gérer le chien dans ses prochains romans! Pas simple! Bernard Minier ajoute que, en effet, le bagage émotionnel du personnage doit se gérer sur le long terme et, en écrivant, on n’est pas toujours conscient de ce que l’on va devoir maîtriser ! Dans le cas d’Eloïse Bouquet, Céline Denjean veut montrer que l’environnement du gendarme n’est pas celui du flic. Le gendarme vit là où il travaille. Elle souhaite aussi interroger les choix de vie de son personnage : par exemple, à 38 ans, Eloïse n’a pas de désir d’enfant, ce qui colle avec sa psychologie. Cela permet aussi à Céline d’interroger des idées comme celle selon laquelle l’épanouissement passe par le désir d’enfant.
Pour gérer les informations relatives à leur personnage, les auteurs français n’ont pas, comme Michael Connelly par exemple, une équipe de documentalistes. Franck Thillez fait donc des fiches où il consigne les informations. Mais pour son dernier roman 1991 dans lequel il aborde le passé de Sharko, il a dû redécouvrir son personnage, calculer son âge, trouver sa date de naissance. Il a dû faire des recherches dans ses romans précédents ! Bernard Minier connaît bien la date de naissance de Servaz (31 décembre 1968 !) mais pour chaque roman, il fait des vérifications et établit une fiche avant de se mettre à écrire. Après Cheptel, Céline Denjean a eu envie de revenir sur le passé d’Eloïse, sur son parcours avant la gendarmerie, pour lui donner plus d’épaisseur. Mais elle ne fait pas de fiche !
Malgré leur attachement au personnage, les auteurs n’hésitent pas à le maltraiter, à développer ses névroses ou à lui faire côtoyer le mal. Mais Bernard Minier avoue que, même s’il adore maltraiter Sevaz, il lui donne aussi une grande résilience, en dépit de sa solitude. Et s’il ne lui arrivait rien, cela manquerait d’intérêt. C’est aussi le mot résilience que Céline Denjean emploie pour caractériser le personnage récurrent. Thilliez complète en disant que le lecteur ressent et partage la souffrance que le personnage de papier subit, dans sa vie et pas seulement dans son boulot, parce que ces personnages sont des « héros ordinaires ».
Les romans de ces trois auteurs ont souvent de plus de 450-500 pages. Thilliez l’explique par le fait que la complexité de l’intrigue réclame de la place et précise que les 500 pages sont le résultat d’un élagage drastique pour faire avancer l’histoire. Ce qu’approuve Bernard Minier. Céline Denjean, elle, ignore au départ qu’elle s’embarque pour tel ou tel nombre de pages. Elle n’a pas le stress d’atteindre tel ou tel nombre de pages, elle n’a pas d’objectif de longueur.
Tuer son personnage ? S’en débarrasser ? Céline Denjean n’a pas encore eu l’idée de zigouiller Eloïse. Jusqu’à présent. Cependant, elle n’hésitera pas à le faire si elle sent qu’elle arrive au bout d’un cycle et qu’elle a un autre personnage auquel accrocher le récit. Thilliez considère que, por un écrivain, tuer son personnage c’est se tirer une balle dans le pied. Il ne sait donc pas si cela arrivera, même si cela lui passe parfois par la tête. Il n’a pas de plan préconçu. Bernard Minier est dans le même état d’esprit. Servaz change, lui aussi, les lecteurs changent, cela fait partie de l’attachement de le voir vieillir. Mais il n’exclut pas, un jour, de s’en débarrasser.
Voilà. Vous savez ce qu’il vous reste à faire pour créer un personnage récurrent! Pas simple donc, mais enthousiasmant d’accueillir un personnage récurrent! Allez, Servaz, Sharko et Bouquet ont encore quelques beaux jours devant eux. Au grand soulagement des lecteurs ! (CD)

Frank Thilliez. 1991. Fleuve Editions, Collection Fleuve noir, 2021
Bernard Minier. La chasse. XO, 2021

Céline Denjean. Le cercle des mensonges. Marabout, 2021.
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