
A la sortie de son roman Les soeurs de Montmorts dont nous avons parlé sur ce blog, Jérôme Loubry a accordé au Festival Nuit blanche du Noir une interview où manipulation, trompe l’oeil et remords se mélangent.
Nuit blanche du Noir : Sur votre page Wikipédia, on peut lire cette phrase « De la restauration, il décide de devenir écrivain ». Comment « décide-t-on » de devenir écrivain ?
Jérôme Loubry : Je ne sais pas qui a créé cette page mais en tous cas « décider » n’est pas le mot juste car je voulais être écrivain depuis l’âge de 9 ans ! J’ai plutôt décidé de « sauter le pas » et d’arrêter la restauration pour m’offrir le temps de pouvoir écrire, enfin, l’histoire que j’avais dans la tête.
Nuit blanche du Noir : Donc vous aviez déjà une histoire et vous vouliez l’écrire, vous n’aviez pas juste envie de poser des mots sur une feuille ?
Jérôme Loubry : Oui, exactement, et c’était aussi une question de frustration car je voulais devenir écrivain sans trop savoir ce que cela signifiait mais à partir de mes 18 ans je n’ai pas cessé d’écrire : des nouvelles, des poèmes, même un roman,… Mais quand on travaille dans la restauration, qu’on rentre chez soi à plus de 23 heures après une longue journée de travail, c’est compliqué de se mettre à écrire, ce n’est pas très productif. Donc, à un moment, soit je ne passais pas à l’acte, je n’écrivais pas de livre et je continuais à vivre avec ma frustration, soit je faisais en sorte de prendre du temps pour écrire.
Nuit blanche du Noir : Qu’est-ce qui fait qu’à ce moment-là vous choisissez l’écriture noire ?
Jérôme Loubry : J’ai toujours aimé ce genre, en littérature comme au cinéma. Je ne suis pas un « bon » lecteur de feel good, par exemple. J’ai toujours aimé les thrillers, je me retrouve plus dans cette atmosphère. Et dans le thriller ou le polar on peut parler de tout. On peut aborder la politique, des faits de société, la philosophie, l’art, on peut tout y mettre. Pour moi, c’est un terrain de liberté très important et vraiment magique.
Nuit blanche du Noir : Dans Les Refuges, comme dans Les Sœur de Montmorts, on vous sent très intéressé par la manipulation des individus, qui est au centre de votre récit.
Jérôme Loubry : Pour moi, un écrivain est un manipulateur.
Nuit blanche du Noir : Et bien justement, vous, vous êtes un êtes un grand manipulateur ! Dans Les Sœur de Montmorts, page 115 vous nous donnez toutes les clés, vous expliquez tout mais, le lecteur, grand niais, ne voit rien, il est grugé pendant 300 pages !

Jérôme Loubry : Eh oui, c’est le plaisir de la manipulation! Dans Les refuges il s’agissait de semer des petits cailloux un peu partout, de prendre en otage l’imagination du lecteur par le choix des mots, des images. Ecrire un polar ou un thriller, c’est manipuler : il y a des indices qui se révèlent, des twists, une chute.
Nuit blanche du Noir : Dans votre roman, il y a aussi l’impression constante qu’un œil à la Big Brother regarde tout, y compris ce que le lecteur lui-même fait du récit. Un manipulateur – encore un – est là derrière, à tirer les ficelles, les voix guident les comportements.
Jérôme Loubry : Le lecteur se pose en effet la question de savoir si les voix viennent des personnages ou s’il y a vraiment des voix dans ce village. C’est comme dans les romans d’Agatha Christie : il y a plusieurs personnages parmi lesquels un seul coupable. Mais qui? Et s’il a lu Les Refuges, le lecteur sait que s’il y a un grand manipulateur, c’est celui qui écrit.
Nuit blanche du Noir : « Le livre qui n’existe pas » ne serait-il pas la plus grande manipulation de l’auteur?
Jérôme Loubry : Dans ce roman, en effet, il y a un lecteur qui se rend régulièrement à la bibliothèque pour demander un livre qui n’existe pas. Il insulte la bibliothécaire, va jusqu’à porter plainte. Et, en réalité, ça ne se fait pas de demander un livre qui n’existe pas ! C’est incongru. Pourtant ce lecteur croit très bien se souvenir que c’est le roman d’un écrivain nommé David Malet. Mais David Malet est un personnage d’écrivain de mon deuxième livre, Le Douzième chapitre. Donc, ce lecteur est-il fou parce qu’il demande à la bibliothécaire le livre d’un écrivain qui est lui-même un personnage de roman ? Cela renforce le côté improbable et mystérieux de la situation. Et cela déstabilise un peu plus les lecteurs « réels » ! Et j’aime bien qu’ils ne sachent pas où ils vont !
Nuit blanche du Noir : Comment en êtes-vous arrivé à traiter le sujet de la réalité augmentée et des incursions dans le système neurologique ?
Jérôme Loubry : Par le biais d’un article qui traitait de puces implantées, lesquelles permettent d’augmenter les capacités cognitives et intellectuelles. J’envisageais cela comme un projet pour un film futuriste mais après quelques recherches je me suis rendu compte que cela existait déjà. Par exemple, récemment, pour traiter la dépression, des chercheurs ont implanté une puce qui envoie régulièrement des petits signaux électriques. Et ce sont des chercheurs de la Silicon Valley, ceux-là même qui maîtrisent tous les réseaux sociaux et qui désormais sont capables d’aller dans l’espace ! Cela revêt un aspect très réel et menaçant. Je me suis dit qu’il serait intéressant d’utiliser cette manipulation neuronale pour leurrer le lecteur, l’envelopper d’une pseudo-réalité pour ensuite lui présenter un fait qui pourrait se produire dès aujourd’hui
Nuit blanche du Noir : A propos de ces pratiques racontées dans le roman, vous évoquez la notion de sorcière et surtout de la science comme sorcière d’aujourd’hui.
Jérôme Loubry : Dans ce livre je voulais montrer que les sorcières étaient seulement des femmes effrayantes pour les hommes, dans le sens où elles en savaient plus qu’eux et que ces hommes ne pouvaient pas les « acquérir » comme on acquiert un objet. Et cette impossibilité à les posséder impose de les nommer, d’inventer un mot. Sorcière. Le mot sorcier ne fait pas vraiment peur, on pense à Merlin l’enchanteur, par exemple. Mais une sorcière, c’est quelqu’un d’effrayant. Les hommes ont manipulé l’esprit général en créant ce mot là et en montrant du doigt toutes ces femmes qu’ils ne pouvaient assujettir à leur volonté.
Nuit blanche du Noir : Pourquoi n’avoir pas dès lors choisi la forme de la dystopie ou du fantastique ?
Jérôme Loubry : Oui, ça aurait pu. Mais il y a un double sujet. Les sorcières, quasiment médiévales et un thème contemporain, réel, la manipulation neuronale, qui sera encore plus présent dans une vingtaine d’années parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette maîtrise de l’électricité du cerveau. Le lecteur se retrouve au milieu des sorcières du XVIIème, puis de nos jours, et à la fin il est projeté dans l’avenir proche. Tout se tient. Comme à l’époque l’aspirine que les sorcières utilisaient en infusion était un remède inimaginable, demain la science nous apportera des remèdes auxquels nous ne pensons même pas. La médecine, c’est la sorcellerie moderne.
Nuit blanche du Noir : Les Chiliens viennent de voter une loi pour protéger les « neurodroits » contre les expériences d’Elon Musk, entre autres. On peut s’attendre à des effets bénéfiques de ces expériences mais aussi à des effets dystopiques. D’où cette loi.
Jérôme Loubry : Je ne crois pas aux effets bénéfiques. On trouve déjà sur Amazon des casques neuronaux comme ceux qu’utilisent les sportifs ou les étudiants aux Etats Unis, par exemple. C’est encore dystopique mais cela va aller très vite. Parce que l’enjeu financier est grand, pour faire des « super » soldats ou des « super » sportifs. Cela prouve en tous cas que le Chili en a conscience plus que nous.
Nuit blanche du Noir : Avez-vous pensé à donner vos références scientifiques à la fin du roman ?
Jérome Loubry : Non, je ne l’ai pas fait parce que j’aurais l’impression de me justifier en donnant les clés ou en distribuant des petites fiches pour expliquer ce qui se passe. Je cite Elon Musk. Je parle du projet neuronal dans le texte. Mais je veux maintenir mon récit dans la fiction, dans le rôle d’histoire inventée même si les faits sont réels. Pour certains lecteurs d’ailleurs, la fin semble ubuesque. Moi, je veux faire confiance au lecteur. Je n’ai pas envie de lui indiquer la direction vers où aller. Je veux qu’il reste dans mon histoire. Et que si, quelque temps plus tard, il voit un article qui parle de ces traitements, il se rappelle mon roman. Libre à chacun de se renseigner ou de laisser la fiction l’emporter.
Nuit blanche du Noir : Votre roman est aussi le roman de l’amour d’un père pour sa fille qui utilise la science pour elle.
Jérôme Loubry : Oui, en effet, et se pose alors la question de savoir jusqu’où on peut aller pour soigner un enfant ? Que ferions-nous nous-mêmes ? C’est peut-être pour cela que ce n’est pas traité comme une dystopie car le récit est en fin de compte ancré la réalité de l’amour.
Nuit blanche du Noir : Ce père est-il coupable de commettre l’indicible ?
Jérôme Loubry : A mes yeux non. Ceux qui n’ont pas d’enfants diront peut-être qu’il l’est. Mais pour tout parent, il n’est coupable que d’avoir été obligé de faire tout ce qu’il fait par amour. Et j’aime bien cette notion qu’un personnage puisse représenter le coupable sans l’être intrinsèquement. On a pu être poussé par les événements, par des drames. J’aime bien que mes personnages soient ambigus, qu’il n’y ait pas de manichéisme. Le sacrifice de plusieurs vies pour en sauver une seule peut « faire sens ». Ici, le père est acteur, il choisit de perdre sa fortune et de se battre pour sauver une vie, tandis que dans Les Refuges le policier subit, c’est dramatique jusqu’à la fin !
Nuit blanche du Noir : Votre texte est extrêmement écrit et, a posteriori, on a l’impression d’avoir évolué dans une succession de tableaux en trompe l’œil. En particulier par votre façon de conclure les chapitres par la formule « tandis que »… C’est assez rare comme forme littéraire.
Jérôme Loubry : J’ai utilisé ce moyen pour donner l’impression que, dans tous les lieux du village, il se passe simultanément quelque chose de bizarre, et pour que le lecteur ne fasse pas seulement attention à un seul personnage, mais aussi, et en même temps, à ceux qui sont autour de lui. C’était un moyen de rythmer cette simultanéité des faits, de faire entrer tous les personnages dans la même ronde, et aussi d’augmenter la pression sur le lecteur qui veut comprendre pourquoi il n’y a pas d’issue. Cela renforce le huis clos.
Nuit blanche du Noir : Tous les « suicides » du roman sont dus aux remords. Est-ce que le remords est la dernière chose qui subsiste quand tout le reste a été manipulé ?
Jérôme Loubry : Oui, c’est cela. Le remords est le dernier fusible qui soudain prend feu. Le remords, ce n’est pas un regret. C’est moral, c’est impossible à effacer. On enfouit les remords, on tente de les oublier. Mais parfois, ils reviennent, comme dans le roman, comme des bulles qui éclatent à la surface et les personnages ne peuvent pas lutter contre eux. C’est la dernière étincelle de conscience chez eux. Je trouvais cette notion de remords poétique, en particulier dans un roman noir. On ne parle pas assez des remords qui, pour moi, sont le symbole d’une atmosphère sombre, mortifère.
Nuit blanche du Noir : Mais ces remords ne sont-ils pas paradoxalement salvateurs pour vos personnages ?
Jérôme Loubry : Oui, en effet, c’est ce qui leur permet de sortir la tête de l’eau. Et pour le personnage central, Albert de Thionville, c’est la seule chose qu’il n’arrive pas à gérer, à maîtriser et qui va mettre son expérience en péril.
Nuit blanche du Noir : Le fait qu’il reste cette once d’humanité dans les personnages n’est-ce pas le signe que la manipulation peut être vaincue ?
Jérôme Loubry : Oui, en effet! Quand il ouvre le livre, le lecteur s’attend à lire un autre roman que celui qu’il découvre. Même mon éditrice, à qui j’envoie souvent les trois quarts du livre pour voir l’effet que cela fait sur elle, ne comprenait pas où je voulais emmener le lecteur. Ce livre, je le vois comme un texte féministe et le récit d’une histoire d’amour. Les sorcières ne sont qu’un voile posé sur ces deux sujets, pareil à celui que les magiciens soulèvent d’un geste à la fin de leur numéro. Même le titre ne se comprend qu’à la fin. Montmort existe en France mais sans s. Je lui ajouté ce s pour qu’il évoque la Montagne des morts du village où se déroule l’histoire. Et en plus, c’est l’anagramme de ma ville natale . C’est un clin d’œil à moi-même et un hommage à cette ville où je suis né et qui est située en terre de sorcellerie, le Berry.
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