Un conseil lecture du Festival Nuit blanche du Noir de Mons un peu particilier pour une fin de semaine à passer avec…
Lucia

Bernard Minier est venu récemment à Bruxelles présenter son dernier roman dans lequel il met en scène sa nouvelle héroïne, la sombre et belle Lucia, enquêtrice de la Guardia Civil de Madrid qui, après avoir découvert son équipier crucifié sur un calvaire (dans une de ces scènes d’ouverture qui s’imprègnent à jamais dans la mémoire et dont Minier a le secret), entreprend une chasse au tueur en série. Ce tueur surnommé le « tueur à la colle » vient d’être récemment identifié par un logiciel , DIMAS, créé par des étudiants en criminologie de l’Université de Salamanque. Accompagnée du professeur Salomon Borgès, Lucia va comprendre que ce tueur reproduit des tableaux du XVIIème inspirés par les Métamorphoses d’Ovide.
A l’issue d’une journée d’interviews marathon, Bernard Minier a consacré un moment au Festival Nuit blanche du Noir qui lui a proposé, pour changer, des questions parfois un peu bizarres.
Nuit blanche du Noir : Dans Lucia, le lecteur est transporté en immersion dans les rues de Madrid, de Salamanque ou de Ségovie ? Comment réussissez-vous ce tour de passe-passe ?
Bernard Minier : J’ai une écriture cinématographique. Je vais sur place, en repérage, je fais des photos, je cherche les endroits où situer telle ou telle scène, comme un réalisateur. Parce que le thriller est un exercice d’extrême empathie et d’immersion, en effet. On plonge littéralement le lecteur dans l’histoire, on ne se contente pas de la lui raconter, on veut qu’il la vive, on provoque une identification entre le lecteur et le personnage.
Nuit blanche du Noir : Il y a dans la facture de ce nouveau roman, Lucia, une sorte de bipolarité (la clarté vs l’obscurité, le nouveau vs l’ancien, la jeunesse vs la vieillesse, le féminin vs le masculin,…). Est-ce que Lucia est le roman du yin et du Yang ?
Bernard Minier : Tout à fait et d’ailleurs, à l’origine le roman devait s’appeler Lucia des ténèbres pour opposer la lumière (luz, en espagnol) et la noirceur des crimes. C’est bien ça, il y a un balancier constant entre, par exemple, cette très vieille université qu’est l’Université de Salamanque, une des plus vieilles d’Europe avec Oxford, La Sorbonne ou Louvain, et en face les bâtiments ultramodernes de la faculté de droit et des étudiants qui utilisent l’intelligence artificielle . Et, en effet, Lucia évolue dans un monde, encore aujourd’hui essentiellement masculin qu’est la Guardia Civil, même s’il se féminise de plus en plus. Avec Salomon Borges, ils composent les deux pôles principaux du roman. C’est tout à fait bien vu.
Nuit blanche du Noir : Même dans votre écriture, il semble y avoir un changement. Celle de Lucia semble plus factuelle, tirée au cordeau, alors qu’elle était plus subjective et sensuelle dans les romans précédents.
Bernard Minier : C’est peut-être dû à la personnalité du personnage. J’utilise la plupart du temps le point de vue à la troisième personne, j’essaye de faire en sorte que le lecteur s’identifie au personnage principal, qu’il soit dans la tête de ce personnage, voie les choses avec ses yeux, ressente ce qu’il ressent et sache ce qu’il sait, ni plus ni moins. Peut-être le point de vue de Lucia diffère-t-il de celui de Servaz qui, par exemple, est un érudit. Il est très livresque, un peu comme moi, et il perçoit le monde à travers sa culture littéraire. Ce n’est pas du tout le cas de Lucia qui est plus dans la spontanéité, l’immédiateté. Elle n’a pas ce filtre de la culture. Elle n’hésite d’ailleurs pas à dire à Salomon qu’elle ne lit pas. L’écriture est probablement plus factuelle parce qu’on est dans le point de vue de Lucia, et non plus dans celui de Servaz.
Nuit blanche du Noir : Lucia est-il votre roman de la métamorphose ?
Bernard Minier : Jolie Formule ! Oui, c’est une métamorphose dans le sens où je me mets dans la peau d’un personnage féminin, jeune, appartenant à une nouvelle génération d’enquêteur, utilisant de nouvelles techniques. Donc, de mon point de vue, il y a eu sinon une métamorphose du moins une adaptation. Et comme mes premiers lecteurs sont des lectrices, et particulièrement coriaces, j’ai beaucoup de retours et de remarques pour me faire corriger certaines réactions ou réflexions du personnage de Lucia, considérées parfois comme trop « de mec » ou trop « de femme »! Parce que même si l’on a tendance aujourd’hui à croire que le genre n’existe plus, ce n’est pas le cas ! C’était très intéressant à faire. Donc, je n’irais pas jusqu’à dire que c’était une métamorphose mais c’était une adaptation, un changement. Et peut-être cela se traduit-il dans l’écriture, finalement.
Nuit blanche du Noir : Vous dites « lire » les tableaux de la renaissance comme de vraies scènes de crime. Seriez-vous un peintre du Cinquecento réincarné en écrivain du XXIème ?
Bernard Minier : Comme des scènes de crime et comme des histoires. Dans ces peintures, des personnages sont mis en scène devant un arrière-plan, il se passe quelque chose, c’est une narration. Je suis un grand amateur de peinture de ces périodes de la Renaissance et du baroque. J’adore aller dans les musées de Bruges voir les primitifs flamands. Cette peinture me parle particulièrement, elle est violente, et il y a une filiation naturelle entre cette peinture et le polar d’aujourd’hui. C’est pareil avec Ovide et les Métamorphoses. C’est un texte violent. On pense que notre époque est particulièrement versée dans la représentation de la violence mais c’est faux. Elle a été présente à toutes les époques, dans toutes les littératures et dans l’art. La tragédie grecque, par exemple , est elle aussi extrêmement violente !
Nuit blanche du Noir : Vous aimez la mythologie mais quelles sont, au sens où Barthes emploie le mot, vos propres mythologies ?
Bernard Minier : Mes mythologies, c’est tout ce que la littérature et le cinéma m’ont donné. Ce sont mes idoles, mes écrivains préférés, ceux que j’ai découverts à 20 ans ou avant. C’est Pier Paolo Pasolini qui pour moi est le plus grand écrivain du 20ème siècle, et même si en tant que cinéaste on peut discuter de ses qualités, il n’en reste pas moins que L’Evangile selon Mathieu est à mes yeux le plus grand film biblique jamais tourné. Et puis c’est Camus, évidemment, Thomas Bernarhdt, Ingmar Bergmann,… L’Espagne, bien sûr, et cela relève de l’intime car ma mère y est née, elle est arrivée en France à l’âge de 8 ans. J’ai beaucoup de relations avec ce pays, j’y suis allée souvent, j’ai connu la Movida, cet immense mouvement culturel, festif, politique, qui s’est répandu partout à partir de Madrid. La peinture aussi, evidemment . Dans ma mythologie, il y a un peintre très important, c’est Paul Delvaux, mon peintre préféré. S’il y a beaucoup de décor dans mes romans, c’est sans doute à cause de lui. Je le considère comme un des plus grands peintres du 20ème siècle. C’est LE peintre de l’architecture, de la perspective avec des temples, des rues désertes la nuit, traversées par des lignes de tramways, des gares,… C’est un peintre de paysages, toujours traversés par des créatures féminines éthérées, à peine sensuelles, mises en scène dans des paysages grandioses. Delvaux me fait penser à Simenon.
Nuit blanche du Noir : Pourquoi avoir choisi de faire de Lucia un membre de la Guardia civil, dont on connait bien l’image qu’elle véhicule encore aujourd’hui ?
Bernard Minier : Parce que moi, je m’en fiche de cette image. Pour moi, c’est l’équivalent de la gendarmerie en France. Ce service de la UCO décrit dans le livre est un service central de police judiciaire situé à Madrid mais qui peut être envoyé partout dans le pays. Donc j’ai déjà pensé à des romans futurs où je peux envoyer Lucia partout en Espagne.
Nuit blanche du Noir : On va donc revoir Lucia?
Bernard Minier : C’est probable, en effet !
Exit donc (momentanément) le tourmenté Servaz, bienvenue à la ténébreuse Lucia !
Interview Christine Defoin
Lucia. Bernard Minier. XO Editions, 2022.
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